"Beaucoup de livres sortent en ce moment sur la guerre 14-18, et certains excellents bien sûr, mais si vous ne deviez lire qu'un seul volume sur cette tragédie, je vous conseille sans hésiter celui-ci. Oui, lisez Louis Barthas."
Les carnets du tonnelier Louis Barthas sont d'un intérêt majeur, mais aujourd'hui je n'écrirai plus cette phrase. C'est que je n'avais pas encore lu Ceux de 14, le recueil réédité des cinq récits que Maurice Genevoix consacra à la guerre, dans laquelle il fut plongé entre août 1914 et le 25 avril 1915, jour où il fut grièvement blessé sur la crête des Eparges, et dut quitter pour toujours le combat.
Or ce livre est prodigieux. Ce livre est d'un immense écrivain, et il est juste de dire qu'il n'a pas encore été reconnu à sa juste valeur. Certes, Maurice Genevoix a eu les honneurs de l'Académie française, son Raboliot a été un personnage ô combien célèbre dans la France encore profondément rurale du milieu du XXème siècle, les livres de lecture de l'école communale lui octroyant une large place, mais ces titres de gloire furent autant de désavantages et de griefs pour les générations suivantes. Pour ne parler que de la mienne, Genevoix n'avait rien d'enthousiasmant, le dédain prévalut. Quant aux jeunes générations, je me demande même si le nom leur dit encore quelque chose.
Comment s'en étonner quand Michel Bernard, l'auteur de la remarquable préface à cette réédition, rappelle que ce sont les historiens qui ont sauvé de l'indifférence son œuvre de guerre : "Du côté des littéraires, écrivains et universitaires, c'est l'accablant silence d'une quasi-ignorance. Le séjour au front des poètes et romanciers, qui a bouleversé leur vie et leur œuvre, c'est le plus souvent deux ou trois lignes dans la plupart des études biographiques. L'anathème d'André Gide sur les journaux et témoignages de guerre, qu'à ses yeux leur objet même excluait du champ de la littérature, s'est imposé jusqu'à nos jours et persiste."
Au contraire de Louis Barthas, Genevoix part à la guerre sans aucune arrière-pensée, sans réticence intime. Sous-lieutenant, il se sent totalement justifié de conduire ses hommes au combat contre une puissance étrangère perçue sans ambages comme agressive et illégitime. Son patriotisme est sans mélange, mais il est remarquable que jamais ce sentiment ne l'empêche de percevoir avec acuité les réalités diverses de la guerre.
Les Allemands, comme tout le monde, il les appelle les Boches, mais il décrit ce uhlan observé à la jumelle qui donne à boire à deux prisonniers français. Il vante le courage physique de ses hommes mais il n'hésite pas non plus à décrire les scènes de panique, où les soldats français fuient le front comme des lapins affolés. Cette sincérité lui vaudra d'être multiplement censuré à la sortie de son premier livre, Sous Verdun, en 1916.
La force de Genevoix c'est sa sincérité. Qu'on lise donc un ou deux de ces historiques de régiment, qui retracent les marches, les parcours, les combats, les deuils et comparez avec Genevoix. Leurs rédacteurs sont passés par les mêmes épreuves et pourtant quelles différences entre ces secs comptes rendus, qui ne concèdent au lyrisme que le temps d'une ode hypocrite à la bravoure, et la prose vivifiante, si précise, si chargée d'humanité, du jeune homme de vingt-trois ans.
«La mort du soldat au feu est grandiose dans sa simplicité, des balles qui sifflent, des obus qui éclatent, des braves qui tombent et entrent dans l'immortalité en jetant sur le Drapeau un rayon de gloire et de splendeur." Colonel SIMON. Berru, 2 Septembre 1914.
Non, la mort du soldat au feu n'est pas grandiose. Ne tombant jamais dans cette rhétorique si courante à l'époque, Genevoix en restitue l'âpre réalité en maints passages poignants : l'un de ceux qui m'ont le plus marqué est daté du 19 février 1915 :
Depuis lors c'est toujours la même chose. Je demeure accoté à la paroi de la tranchée, une flaque d'eau jaune entre les jambes. Appuyé contre moi, à gauche, Lardin, du seul poids de son corps, a marqué sa place dans la boue ; de l'autre côté, Bouaré me pousse mollement de son épaule inerte. Après Lardin, c'est Biloray ; après Bouaré, c'est Perrinet ; après Biloray et Perrinet, je ne vois plus.
Les obus tombent ; tout se réduit à cela, qui ne s'interrompt jamais. Il y a des instants où l'on a peine à concevoir cette réalité continue, cette persistance prodigieuse du vacarme, ce tremblement perpétuel du sol sous de tels coups multipliés, et cette odeur de l'air, suffocante, corrosive, et ces fumées toujours écloses et dispersées, écloses encore ici ou là, quelque part où on les voit toujours.
Manger ? Dormir ? Cela n'a même plus de sens. (...) (p. 744)
Les carnets du tonnelier Louis Barthas sont d'un intérêt majeur, mais aujourd'hui je n'écrirai plus cette phrase. C'est que je n'avais pas encore lu Ceux de 14, le recueil réédité des cinq récits que Maurice Genevoix consacra à la guerre, dans laquelle il fut plongé entre août 1914 et le 25 avril 1915, jour où il fut grièvement blessé sur la crête des Eparges, et dut quitter pour toujours le combat.
Or ce livre est prodigieux. Ce livre est d'un immense écrivain, et il est juste de dire qu'il n'a pas encore été reconnu à sa juste valeur. Certes, Maurice Genevoix a eu les honneurs de l'Académie française, son Raboliot a été un personnage ô combien célèbre dans la France encore profondément rurale du milieu du XXème siècle, les livres de lecture de l'école communale lui octroyant une large place, mais ces titres de gloire furent autant de désavantages et de griefs pour les générations suivantes. Pour ne parler que de la mienne, Genevoix n'avait rien d'enthousiasmant, le dédain prévalut. Quant aux jeunes générations, je me demande même si le nom leur dit encore quelque chose.
Comment s'en étonner quand Michel Bernard, l'auteur de la remarquable préface à cette réédition, rappelle que ce sont les historiens qui ont sauvé de l'indifférence son œuvre de guerre : "Du côté des littéraires, écrivains et universitaires, c'est l'accablant silence d'une quasi-ignorance. Le séjour au front des poètes et romanciers, qui a bouleversé leur vie et leur œuvre, c'est le plus souvent deux ou trois lignes dans la plupart des études biographiques. L'anathème d'André Gide sur les journaux et témoignages de guerre, qu'à ses yeux leur objet même excluait du champ de la littérature, s'est imposé jusqu'à nos jours et persiste."
Au contraire de Louis Barthas, Genevoix part à la guerre sans aucune arrière-pensée, sans réticence intime. Sous-lieutenant, il se sent totalement justifié de conduire ses hommes au combat contre une puissance étrangère perçue sans ambages comme agressive et illégitime. Son patriotisme est sans mélange, mais il est remarquable que jamais ce sentiment ne l'empêche de percevoir avec acuité les réalités diverses de la guerre.
Les Allemands, comme tout le monde, il les appelle les Boches, mais il décrit ce uhlan observé à la jumelle qui donne à boire à deux prisonniers français. Il vante le courage physique de ses hommes mais il n'hésite pas non plus à décrire les scènes de panique, où les soldats français fuient le front comme des lapins affolés. Cette sincérité lui vaudra d'être multiplement censuré à la sortie de son premier livre, Sous Verdun, en 1916.
La force de Genevoix c'est sa sincérité. Qu'on lise donc un ou deux de ces historiques de régiment, qui retracent les marches, les parcours, les combats, les deuils et comparez avec Genevoix. Leurs rédacteurs sont passés par les mêmes épreuves et pourtant quelles différences entre ces secs comptes rendus, qui ne concèdent au lyrisme que le temps d'une ode hypocrite à la bravoure, et la prose vivifiante, si précise, si chargée d'humanité, du jeune homme de vingt-trois ans.
«La mort du soldat au feu est grandiose dans sa simplicité, des balles qui sifflent, des obus qui éclatent, des braves qui tombent et entrent dans l'immortalité en jetant sur le Drapeau un rayon de gloire et de splendeur." Colonel SIMON. Berru, 2 Septembre 1914.
Non, la mort du soldat au feu n'est pas grandiose. Ne tombant jamais dans cette rhétorique si courante à l'époque, Genevoix en restitue l'âpre réalité en maints passages poignants : l'un de ceux qui m'ont le plus marqué est daté du 19 février 1915 :
Depuis lors c'est toujours la même chose. Je demeure accoté à la paroi de la tranchée, une flaque d'eau jaune entre les jambes. Appuyé contre moi, à gauche, Lardin, du seul poids de son corps, a marqué sa place dans la boue ; de l'autre côté, Bouaré me pousse mollement de son épaule inerte. Après Lardin, c'est Biloray ; après Bouaré, c'est Perrinet ; après Biloray et Perrinet, je ne vois plus.
Les obus tombent ; tout se réduit à cela, qui ne s'interrompt jamais. Il y a des instants où l'on a peine à concevoir cette réalité continue, cette persistance prodigieuse du vacarme, ce tremblement perpétuel du sol sous de tels coups multipliés, et cette odeur de l'air, suffocante, corrosive, et ces fumées toujours écloses et dispersées, écloses encore ici ou là, quelque part où on les voit toujours.
Manger ? Dormir ? Cela n'a même plus de sens. (...) (p. 744)
Dans cet enfer, Maurice Genevoix écrit que la notion du temps est perdue. Je dis enfer, je répète enfer après bien d'autres (le Hors-série de l'Express sur la Grande Guerre est ainsi sous-titré "Quatre années d'enfer"), mais ce mot n'est-il pas une facilité ? Genevoix, significativement, ne l'emploie pas, c'est par mille détails qu'il le donne à voir. L'enfer, ce peut être le retour obsessionnel d'une petite flaque jaune :
(...) le ciel, au-dessus de nous, demeure immuablement gris entre deux levées d'argile ; par intervalles, une petite pluie glacée les couvre d'un ruissellement triste, et la flaque jaune tremblote entre mes jambes. (p. 747)
L'interminable attente sous les obus (il n'est pas un seul moment question de quitter son poste, ce serait considéré comme une désertion), ce temps résigné, étiré à l'infini de la fatigue, l'écrivain la fait éprouver par ces longues pages hallucinées où se mêlent l'horizon strictement borné des soldats dans la tranchée et les imaginaires surchauffés :
C'est pourtant vrai, ça qu'il disait", murmurait Bouaré près de moi. Nous regardons la flaque d'eau qui frissonne, les mottes de terre, l'une de toutes ces places précises où tombera forcément un obus. "C'est pourtant vrai..." Nous le croyons. De plus en plus souvent, à mesure que croît notre fatigue, des images fiévreuses jaillissent avec les éclatements : sauter, tout le corps en lambeaux ; retomber sur le parapet, le dos crevé comme Legallais ; n'avoir plus de tête, la tête arrachée d'un seul coup, comme celle de Grondin, celle de Mémasse, celle de Libron qui vient de rouler chez nous, lancée chez nous par l'entonnoir voisin dans son passe-montagne de laine brune ; éparpiller de motte en motte ces petites choses poisseuses qu'on pourrait ramasser en étendant la main, et qui viennent d'où, et appelaient de quel nom ? Desoignes ? Duféal ? ou Moline ? (pp. 750-751)
Il décrit l'horreur sans employer le mot, ou un autre équivalent, nous laissant la tâche d'imaginer à notre tour, et d'éprouver, si peu que ce soit par rapport à ce qui fut vraiment vécu mais au moins par une sorte d'écho lointain qui résonne dans notre propre diaphragme, d'éprouver, dis-je, la stupeur et l'effroi.
C'est là qu'est le supplice, dans cette chaîne d'instants informes, que rien ne sépare, que rien ne mesure, qui sont tous la même pluie sans fin, l'épaule tremblante de Bouaré, la flaque jaune entre mes jambes, et ces images précipitées, cette fièvre bruissante et battante d'images à travers mon cerveau. (p. 753)
Et la nuit qui tombe ne supprime que la vision de la tranchée, elle n'apporte nul repos, nul répit dans l'angoisse :
La nuit rôde entre les vols tombants des obus. La troisième ? La quatrième ? C'est pareil. Jusqu'à demain je ne verrai plus la flaque jaune, ni la terre soulevée qui s'affaisse et s'étale, noire encore et brûlée sous le délayage de la pluie ; ni les cadavres,ni les fumées, ni les débris tournoyants et sombres qui retombaient du haut du ciel... Seulement nous blottir tous les trois sous nos toiles de tente rapprochées, contre mon épaule droite l'épaule tremblante de Bouaré, contre mon épaule gauche l'épaule inerte de Lardin.... (p. 755)
Un peu plus tard, dans le jour revenu, le 20 février donc, il apprend la mort de son ami, le lieutenant Robert Porchon (à qui il dédia le premier volume de l’œuvre).
Cela ne m'a saisi que longtemps après, dans le creux d'argile mouillée où j'étais revenu m'asseoir, entre Lardin et Bouaré : une froideur dure, une indifférence dégoûtée pour toutes les choses que je voyais, pour l'ignominie de la boue et la misère des cadavres, pour le jour triste sur la crête, pour l'acharnement des obus. (...) Quel sens ? Tout cela n'a pas de sens. Le monde, sur la crête des Eparges, le monde entier danse au long du temps une espèce de farce démente, tournoie autour de moi dans un trémoussement hideux, incompréhensible et grotesque. (p. 758-759)
C'est alors, écrit-il, que ce 210 est tombé. Il croit mourir, éviscéré, mais par une sorte de miracle (et encore une fois Genevoix n'emploie pas ce mot qui vous vient naturellement sous la plume), il n'en est rien :
Qu'est-ce qui appuie sur moi, si lourd, et m'empêche de me lever ? Mon front saigne : ce n'est rien, mes deux mains sont criblées de grains sombres, de minuscules brûlures rapprochées ; et sur cette main-ci, la mienne, plaquée chaude et gluante une langue colle, qu'il me faut secouer sur la boue.
Je suis libre depuis ce geste ; et je puis me lever, maintenant que le corps de Lardin vient de basculer doucement. Il mangeait, un quignon de pain aux doigts ; il n'a pas changé de visage, les yeux ouverts encore derrière les verres de ses binocles ; il saigne un peu par chaque narine, deux minces filets foncés qui vont se perdre sous sa moustache. Petitbru passe, à quatre pattes, poussant une longue plainte béante ; Biloray passe, debout, à pas menus et la tête sur l'épaule ; le sang goutte au bout de son nez ; il va, les bras pendant le long de son corps, attentif et silencieux, comme s'il avait peur de renverser sa vie en route...
Je suis debout. Derrière la place creuse de Bouaré, Perrinet est mort, coupé en deux, une volée d'éclats en plein ventre. (...) Bouaré est mort sur le parados, les bras et les jambes détendus, immobile... Plus personne. (...) Je ne peux tout de même pas, seul vivant, rester dans cette tranchée pleine de morts ! (p. 760-761)
Et il redescendra, prendra même le commandement de la compagnie, et d'autres pages terribles s'écriront. J'arrête là, j'espère simplement avoir donné un aperçu significatif de ce qui se donne à lire dans Ceux de 14.
Mais il ne faudrait pas oublier aussi, outre les descriptions si saisissantes de la montée au feu, les magnifiques notations de nature qui parsèment l'ouvrage. Car la guerre c'est aussi de longues périodes de cantonnement, d'attente à l'arrière des lignes, la guerre c'est aussi la rencontre avec des paysages, des animaux, des ciels et des aurores. Et en cela Genevoix excelle. C'est un poète, un grand poète, quand bien même il n'a pas écrit un seul vers, car c'est toute sa prose qui irradie de poésie. D'ailleurs un critique aussi avisé que Jean-Louis Bory ne s'y est pas trompé, à qui je laisserai le dernier mot :
« Toute l’œuvre de Genevoix est poésie, qui est sans cesse transposition, grâce au style, de la réalité brute sur le plan de l’évocation « merveilleuse », émerveillée. Poésie assurément descriptive, voire picturale, accordant à la vision du réel une place essentielle ; mais à la lucidité de cette vision s’ajoute un frémissement sourd, cette transe immobile qui pourrait être aussi bien celle du chasseur à l’affût ou de la bête alertée que celle de l’artiste en proie à la création – et qui est proprement le frisson lyrique. (…) Avec la suprême pudeur qu’est ce style mesuré, équilibré, discrètement harmonieux et se refusant aux jongleries de la virtuosité, Genevoix a suscité, au-delà du réalisme, une poésie panique qui métamorphose en êtres également vivants d’une vie également naturelle et profonde l’arbre, la bête, l’homme, le fleuve – et l’auteur lui-même : « J’ai été Rroû, dit-il, j’ai été le Cerf Rouge ». Genevoix apparaît comme un des grands lyriques de la prose contemporaine. »
(...) le ciel, au-dessus de nous, demeure immuablement gris entre deux levées d'argile ; par intervalles, une petite pluie glacée les couvre d'un ruissellement triste, et la flaque jaune tremblote entre mes jambes. (p. 747)
L'interminable attente sous les obus (il n'est pas un seul moment question de quitter son poste, ce serait considéré comme une désertion), ce temps résigné, étiré à l'infini de la fatigue, l'écrivain la fait éprouver par ces longues pages hallucinées où se mêlent l'horizon strictement borné des soldats dans la tranchée et les imaginaires surchauffés :
C'est pourtant vrai, ça qu'il disait", murmurait Bouaré près de moi. Nous regardons la flaque d'eau qui frissonne, les mottes de terre, l'une de toutes ces places précises où tombera forcément un obus. "C'est pourtant vrai..." Nous le croyons. De plus en plus souvent, à mesure que croît notre fatigue, des images fiévreuses jaillissent avec les éclatements : sauter, tout le corps en lambeaux ; retomber sur le parapet, le dos crevé comme Legallais ; n'avoir plus de tête, la tête arrachée d'un seul coup, comme celle de Grondin, celle de Mémasse, celle de Libron qui vient de rouler chez nous, lancée chez nous par l'entonnoir voisin dans son passe-montagne de laine brune ; éparpiller de motte en motte ces petites choses poisseuses qu'on pourrait ramasser en étendant la main, et qui viennent d'où, et appelaient de quel nom ? Desoignes ? Duféal ? ou Moline ? (pp. 750-751)
Il décrit l'horreur sans employer le mot, ou un autre équivalent, nous laissant la tâche d'imaginer à notre tour, et d'éprouver, si peu que ce soit par rapport à ce qui fut vraiment vécu mais au moins par une sorte d'écho lointain qui résonne dans notre propre diaphragme, d'éprouver, dis-je, la stupeur et l'effroi.
C'est là qu'est le supplice, dans cette chaîne d'instants informes, que rien ne sépare, que rien ne mesure, qui sont tous la même pluie sans fin, l'épaule tremblante de Bouaré, la flaque jaune entre mes jambes, et ces images précipitées, cette fièvre bruissante et battante d'images à travers mon cerveau. (p. 753)
Et la nuit qui tombe ne supprime que la vision de la tranchée, elle n'apporte nul repos, nul répit dans l'angoisse :
La nuit rôde entre les vols tombants des obus. La troisième ? La quatrième ? C'est pareil. Jusqu'à demain je ne verrai plus la flaque jaune, ni la terre soulevée qui s'affaisse et s'étale, noire encore et brûlée sous le délayage de la pluie ; ni les cadavres,ni les fumées, ni les débris tournoyants et sombres qui retombaient du haut du ciel... Seulement nous blottir tous les trois sous nos toiles de tente rapprochées, contre mon épaule droite l'épaule tremblante de Bouaré, contre mon épaule gauche l'épaule inerte de Lardin.... (p. 755)
Un peu plus tard, dans le jour revenu, le 20 février donc, il apprend la mort de son ami, le lieutenant Robert Porchon (à qui il dédia le premier volume de l’œuvre).
Cela ne m'a saisi que longtemps après, dans le creux d'argile mouillée où j'étais revenu m'asseoir, entre Lardin et Bouaré : une froideur dure, une indifférence dégoûtée pour toutes les choses que je voyais, pour l'ignominie de la boue et la misère des cadavres, pour le jour triste sur la crête, pour l'acharnement des obus. (...) Quel sens ? Tout cela n'a pas de sens. Le monde, sur la crête des Eparges, le monde entier danse au long du temps une espèce de farce démente, tournoie autour de moi dans un trémoussement hideux, incompréhensible et grotesque. (p. 758-759)
C'est alors, écrit-il, que ce 210 est tombé. Il croit mourir, éviscéré, mais par une sorte de miracle (et encore une fois Genevoix n'emploie pas ce mot qui vous vient naturellement sous la plume), il n'en est rien :
Qu'est-ce qui appuie sur moi, si lourd, et m'empêche de me lever ? Mon front saigne : ce n'est rien, mes deux mains sont criblées de grains sombres, de minuscules brûlures rapprochées ; et sur cette main-ci, la mienne, plaquée chaude et gluante une langue colle, qu'il me faut secouer sur la boue.
Je suis libre depuis ce geste ; et je puis me lever, maintenant que le corps de Lardin vient de basculer doucement. Il mangeait, un quignon de pain aux doigts ; il n'a pas changé de visage, les yeux ouverts encore derrière les verres de ses binocles ; il saigne un peu par chaque narine, deux minces filets foncés qui vont se perdre sous sa moustache. Petitbru passe, à quatre pattes, poussant une longue plainte béante ; Biloray passe, debout, à pas menus et la tête sur l'épaule ; le sang goutte au bout de son nez ; il va, les bras pendant le long de son corps, attentif et silencieux, comme s'il avait peur de renverser sa vie en route...
Je suis debout. Derrière la place creuse de Bouaré, Perrinet est mort, coupé en deux, une volée d'éclats en plein ventre. (...) Bouaré est mort sur le parados, les bras et les jambes détendus, immobile... Plus personne. (...) Je ne peux tout de même pas, seul vivant, rester dans cette tranchée pleine de morts ! (p. 760-761)
Et il redescendra, prendra même le commandement de la compagnie, et d'autres pages terribles s'écriront. J'arrête là, j'espère simplement avoir donné un aperçu significatif de ce qui se donne à lire dans Ceux de 14.
Mais il ne faudrait pas oublier aussi, outre les descriptions si saisissantes de la montée au feu, les magnifiques notations de nature qui parsèment l'ouvrage. Car la guerre c'est aussi de longues périodes de cantonnement, d'attente à l'arrière des lignes, la guerre c'est aussi la rencontre avec des paysages, des animaux, des ciels et des aurores. Et en cela Genevoix excelle. C'est un poète, un grand poète, quand bien même il n'a pas écrit un seul vers, car c'est toute sa prose qui irradie de poésie. D'ailleurs un critique aussi avisé que Jean-Louis Bory ne s'y est pas trompé, à qui je laisserai le dernier mot :
« Toute l’œuvre de Genevoix est poésie, qui est sans cesse transposition, grâce au style, de la réalité brute sur le plan de l’évocation « merveilleuse », émerveillée. Poésie assurément descriptive, voire picturale, accordant à la vision du réel une place essentielle ; mais à la lucidité de cette vision s’ajoute un frémissement sourd, cette transe immobile qui pourrait être aussi bien celle du chasseur à l’affût ou de la bête alertée que celle de l’artiste en proie à la création – et qui est proprement le frisson lyrique. (…) Avec la suprême pudeur qu’est ce style mesuré, équilibré, discrètement harmonieux et se refusant aux jongleries de la virtuosité, Genevoix a suscité, au-delà du réalisme, une poésie panique qui métamorphose en êtres également vivants d’une vie également naturelle et profonde l’arbre, la bête, l’homme, le fleuve – et l’auteur lui-même : « J’ai été Rroû, dit-il, j’ai été le Cerf Rouge ». Genevoix apparaît comme un des grands lyriques de la prose contemporaine. »